SCENE DE VIE





J'étais assise à la terrasse d'un café; petite pause, bonne occasion de regarder un peu autour de moi... Pas très loin en fait puisque mon regard s'arrêta sur le couple de la table d'en face. C'était un homme et une femme, d'une cinquantaine d'années, d'un milieu social plus ou moins élevé, étant peut-être en vacances. Bref, un repas, un tête à tête qui m'avaient inspiré quelques réflexions :

" Ca fait comment d'être ensemble après tant d'années? Le plaisir demeure-t-il au delà de l'habitude? L'habitude..., celle de manger en face de la même personne si souvent... Eux ne se parlent pas, ne se regardent pas non plus. Le repas semble être une formalité. J'ai envie de leur crier de faire un effort parce que j'ai l'impression qu'il suffirait de pas grand chose pour qu'ils brisent cette monotonie. J'ai l'impression que c'est leur regard qui a changé, qui s'est habitué puis lassé : le regard sur leur couple, sur la vie, sur eux-mêmes... Je me demande pourquoi ils sont restés ensemble... Peut-être est-ce pour leurs enfants ? Ou bien peut-être se disent-ils qu'après tant d'années ils n'ont plus le choix, qu'il ne leur reste plus qu'à se subir gentiment, que de toutes façons il est impossible de recommencer une vie. Qu'à cet âge là tout est joué ! Quel âge au juste ? 30, 40, 60 ? " *

Trop de pessimisme pour un moment de détente... J'ai cédé la place à l'imagination : cet homme -une fois rentré chez lui après le repas, après quelques verres de vin - s'est mis à chanter, fort, assez fort, fermant les yeux, les bras grands ouverts comme s'il allait embrasser la vie. Alors, délivré de sa rigidité, il se dirige vers sa femme - interrogative, déstabilisée - la prenant dans ses bras et la faisant danser sur la musique qu'il n'a que dans la tête. Elle, peut-être maladroite lui demanderait s'il va bien... Mais face à la persévérance tranquille de son mari, elle se laisserait entraîner dans cette valse, dans cette vague plus belle que celle de la " première jeunesse " ; plus belle parce qu'elle n'aurait jamais cru que...(et puis aussi parce que dans un tel entrain elle n'a plus pensé que ses rhumatismes la faisaient souffrir...). Peut-être s'aimeront-ils comme au premier jour, un peu plus encore, surpris l'un de l'autre; mais d'eux-mêmes avant tout.

J'ai aimé ce couple pour ce qu'il m'a apporté, pour cette métaphore de la vie qu'il représente. J'ai voulu trouver de l'espoir à travers eux, celui du chemin vers un monde plus gai et plus en paix. Paradoxe à première vue puisque ce couple n'inspirait ni la joie ni la sérénité ! Mais l'espoir quand même : celui de ne pas croire à la fatalité (hormis la mort), de penser que peu de rêves sont irréalisables et que peu de changements sont impossibles.

Je crois que je ne pourrais pas mieux conclure qu'avec ces propos de René Barjavel extraits de La Faim du tigre : " Pour se rendre compte objectivement de l'effarante multitude de prodiges que constitue le vivant, il convient de l'examiner avec une attention et une réflexion débarrassée de l'accoutumance. [...] Nous sommes entourés de miracles auxquels nous sommes habitués. [...] Nous sommes si accoutumés au merveilleux quotidien qu'il a perdu tout pouvoir de nous émerveiller. "

* ce que je déduis de ce repas est bien sûr précipité : mes remarques ne s'appliquent pas directement à ce couple ni au fait de ne pas se parler pendant une heure (ni même pendant une journée ou plus). Elles concernent plutôt, de façon générale, le fait de se plaindre de subir ce sur quoi on a le pouvoir d'agir : le manque de communication, l'ennui, la lassitude…

Agathe

-Automne 2001-




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